• August 2017
  • Posts
  • Influence digitale

L’indignation ne s’est jamais si bien portée. Jadis attitude marginale et élitiste, réservée aux rares gate keepers, domaine de prédilection des éditorialistes ou propre aux idéalistes, elle est devenue une pratique de masse et un fait de société caractéristique de notre décennie.

Un sujet de colère chasse l’autre : après la mauvaise plaisanterie du président de la République sur les Comoriens, Internet s’est ému des baisers rudement arrachés par un tennisman à une journaliste pendant Roland-Garros ; l’incendie provoqué par Cyril Hanouna au début du mois de mai commençait tout juste à s’éteindre.

 

Les SJW

Que les scandales se succèdent à un rythme accéléré ne veut pas dire que notre monde est de plus en plus scandaleux. C’est l’opinion publique qui a changé : mieux armée, elle est devenue plus intransigeante. Au ressort fonctionnel que constituent les médias sociaux (immédiateté, réactivité, massivité) s’ajoute un ressort culturel. Celui qui nous fait valoriser la critique individuelle aux dépens des vieux médias, soupçonnés de partialité et d’obsolescence.

Loin d’être homogène, cette nouvelle vigilance citoyenne procède d’une partition à la pointe de laquelle certains acteurs jouent un rôle primordial : les Social Justice Warrior (SJW). Comprendre : social justice warriors, les guerriers de la justice sociale. Ce sont eux qui donnent le ton en matière d’indignation et ils sont aujourd’hui cruciaux pour comprendre et anticiper les mouvements d’opinion.

Qu’est-ce qu’un Social Justice Warrior ?

On ne sait pas exactement quand elle est apparue (quelque part au milieu des années 1990 ?), mais l’expression n’a pas toujours eu de connotation négative. Elle désignait au départ, en termes élogieux, des personnes sincèrement animées par une cause progressiste, faisant de l’avancée des droits, notamment civiques, le combat de leur vie.

Les choses ont basculé en 2014 lors du Gamergate, crise complexe et emblématique des luttes culturelles qui se jouent en ligne. Sur Reddit et Twitter, un groupe de gamers particulièrement virulents s’est constitué contre ceux (surtout celles) qui dénonçaient la représentation des femmes dans les jeux vidéo. Accusant les féministes d’envahir leur communauté dans le simple but de se faire valoir, les membres du Gamergate ont retourné le titre de gloire en insulte : les social justice warriors devenaient des trolls de l’égalitarisme, sans convictions sincères mais prêts à dénoncer le moindre dérapage en quête d’approbation digitale. Des évangélistes de la déconstruction et des professionnels du procès d’intention, rejetant le débat au nom de la tolérance et sacrifiant la complexité du monde sur l’autel des droits de l’Homme.

Un nouveau moteur de l’opinion ?

Continuer de dénigrer la parole des SJW serait une erreur fondamentale pour quiconque prétend peser dans le jeu de l’opinion. Sur la scène digitale telle qu’elle se dessine aujourd’hui, le rôle de ces justiciers du web est moins anodin qu’il n’y paraît. Combien de combats autrefois identifiés comme des causes perdues de minorités – hippies, punks, bobos – ont fini par s’enraciner dans la culture mainstream ? L’économie solidaire, le bien-être animal ou encore la relocalisation sont aujourd’hui des terrains incontournables pour les entreprises voulant embrasser leur époque.

Les SJW ont eux aussi leurs valeurs cardinales. La radicalité de leur discours ne les rend que plus faciles à identifier. Elles se cristallisent autour des oppressions liées au genre, à l’orientation sexuelle, à la couleur de peau et aux cultures minoritaires en général.

Le Tumblr Les mots tuent de Sophie Gourion, qui compile des tweets dénonçant le traitement journalistique des violences faites aux femmes, est emblématique de ce lobbying new school. Il montre que le combat féministe n’est plus exclusivement le fait de personnes « autorisées », d’associations et d’institutions : il est porté par des internautes capables d’interpeller les médias, et de se rassembler dans une concertation implicite, immédiate et naturelle afin de peser dans le débat public.

Idem quand le youtubeur Guilhem Malissen dénonce la plateforme qui l’héberge parce qu’elle laisse s’accumuler les commentaires négatifs sur une vidéo pro-réfugiés. La tribune de l’éditorialiste dans son format consacré a perdu sa prééminence : avec Twitter, les tribuns de la plèbe ont directement la parole.

Les nouveaux lanceurs d’alerte ?

En démocratisant le statut de lanceur d’alerte, les médias sociaux ont redessiné les rapports de force à l’œuvre dans la constitution et l’expression de l’opinion. Il faut aujourd’hui concevoir la société comme une vaste cour d’école où l’essentiel des tendances se forgent au-dessous du regard des autorités encadrantes, à l’ombre des professeurs et des surveillants.

Les entreprises et les institutions doivent s’y préparer. Les Social Justice Warrior ne sont pas un groupe constitué et parlant d’une seule voix. Ce sont des individus capables de déclencher, à eux seuls, une polémique puissante comme un séisme. En dramatisant correctement une information, peut-être anodine ou erronée, un indigné peut entraîner une foule derrière lui et déstabiliser le géant d’un secteur.

Les organisations ne peuvent plus compter sur l’autorité et la pérennité de leurs positions. Il est vital pour elles d’apprendre à respecter et d’abord à entendre les nouvelles règles d’émergence de l’indignation. Elles ont même intérêt à devancer ces mouvements, afin de s’y joindre ou de les façonner en fonction de leurs valeurs.

Plutôt que des ennemis, des activistes ou des opposants, il se pourrait bien que les SJW soient les véritables éclaireurs de l’opinion dans notre société « liquide ». Leurs scrutations vigilantes et leurs rappels à l’ordre sociétal sont autant d’apostrophes nous indiquant les lignes de combat, autant d’opportunités de dialogue ou d’invitations à réfléchir.

Plus d'idées

July 2022
Livres blancs - Influence digitale

22 anti-idées sur le social media