• April 2016
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Alessandro Baricco n’est pas du genre avare en métaphores ni en analogies. Son essai intitulé Les Barbares. Essai sur la mutation*, en regorge. On y trouve des histoires de vin californien, de football, de circuits de kart et de F1, de branchies qui poussent derrière les oreilles, la Neuvième Symphonie y côtoie Mickey Mouse et Google, et on sourit souvent. C’est simple, ce livre est « drôlement » intelligent.

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Point de départ : le désir de comprendre les nouveaux « barbares », ces « mutants » qui, sans état d’âme et sans gêne, ne respectent plus aucun des codes de la « culture » – la grande, la vraie, la classique, la pure, celle des initiés arrivés au sommet de la tour d’ivoire à grand renfort d’efforts et d’abnégation. À la place, aujourd’hui, les valeurs du simple et du spectaculaire, de la facilité et du bankable. Quelque chose « comme une perte de sens », une « perte d’âme ». Et ceux de l’ancien monde qui n’y comprennent rien, sauf que leur paysage à eux est entièrement saccagé par ces barbares sans foi ni loi qui hackent tout et nagent comme des poissons dans l’eau de leur nouveau paysage. « Là où eux respirent, nous mourons. »

Le signe d’une dégradation culturelle ? Sauf qu’à interpréter cette mutation sous l’angle « avant c’était mieux », on risque de ne rien comprendre à ce qui se passe, prévient Baricco. Tout ce qu’il y a de « moins bien » est peut-être seulement « le repli stratégique nécessaire », « la perte d’âme inévitable », pour l’avènement d’un autre paradigme de civilisation.

 

Côté langue, la mutation est radicale : les « barbares** utilisent une langue nouvelle. Tendanciellement plus simple. Appelons-la : moderne. » Elle est non ésotérique, non sophistiquée, non docte, non réservée à une élite (non aristocratique). C’est la langue de tous les jours, la langue de la rue ou de la culture populaire et de ses néologismes, la langue qui se moque de mélanger les langues (la chasse aux anglicismes n’est pas son combat), la langue qui mixe sans complexe les mots et les images (un emoji pour finir ou remplacer une phrase), la langue qui se s’écoute pas parler. Cette langue nouvelle est « dégradante, d’un certain côté, mais efficace » : tout le monde la comprend, il n’y a pas besoin d’avoir fait de grandes études, ni pour l’écrire ni pour la lire. K.I.S.S.: Keep It Short and Simple ! C’est basique, c’est moins complexe, moins magique aussi – il y a là le même écart qu’entre un grand cru classé et un vin californien.

Aujourd’hui les deux langues coexistent, l’omelette n’a pas encore été fouettée (vous me voyez arriver). C’est comme un œuf au plat : il y a le jaune au milieu, petit îlot menacé par le vaste blanc tout autour. Le jaune, c’est la langue du monde d’avant ; le blanc, la langue du nouveau monde. Et si on simplifie : la langue du monde d’avant, c’est une langue qui se parle à elle-même, qui ne parle que d’elle-même ; la langue du nouveau monde, c’est une langue qui est la continuation de l’expérience par d’autres moyens, sans rupture, qui ne parle que de la vie du quotidien finalement. Aussi, pour ceux qui ont déjà muté, « la valeur d’ (un) livre réside dans ce qu’il s’offre comme élément d’une expérience plus vaste, comme segment d’une séquence commencée ailleurs et qui, peut-être, se terminera ailleurs. (…) Ce qu’ils refusent, ce qui ne les intéresse pas, c’est le livre qui se réfère à la grammaire, à l’histoire, au goût de la civilisation du livre : celui-là, ils le jugent pauvre de sens. Il n’est pas insérable dans une séquence transversale et doit donc leur sembler terriblement asphyxiant. En tout cas, ce n’est pas le jeu auquel ils savent jouer. » Et, pour leur parler, ce n’est pas non plus le jeu auquel il faut les convier…

Écrire clair, écrire vite, écrire oral. Écrire provocatif – moins d’efforts, plus d’effets. Ne pas s’écouter parler (ou se lire écrire). Ancrer ses discours dans le monde et son murmure et les ouvrir vers des expériences non exclusivement discursives : en faire des passerelles vers des constellations de sens, des « systèmes passants », « des éléments d’expériences plus vastes, qui ne naissent ni ne meurent dans la lecture. »

Bref, troquer sa peur de l’invasion barbare contre une furieuse envie d’invention barbare. ***

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