• January 2018
  • Eric Camel
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Le patron est omniprésent dans la communication des entreprises et des marques.

L’explication la plus courante évoque d’abord la défiance croissante vis-à-vis des institutions, ensuite la place acquise dans le monde réticulaire par les « vraies gens » et, enfin, une passion égalitaire qui rend désormais possible un dialogue hier impensable entre le maître et l’esclave. Il est vrai qu’à l’ère de la conversation il est assez difficile de se lier à un interlocuteur qui ne maîtrise pas le langage…

Catégories de patrons

Déjà, au début du siècle dernier, Léon Duguit, un grand constitutionnaliste français, répétait souvent à ses élèves : « Je n’ai jamais déjeuné avec une personne morale. »

Bref, le patron devient (devrait devenir) le premier média de l’entreprise aussi bien en interne qu’en externe : il crée de l’engagement avec ses collaborateurs, de la responsabilité avec les autres stakeholders, du lien avec les clients. Et du désir avec les talents. Dans la bataille pour les courtiser qui s’avive, les communicants savent que le « chef » est un élément clé du déploiement de la marque employeur. Les jeunes rêvent de Steve Jobs, Bill Gates, Mark Zuckerberg, Larry Page, Richard Branson… L’idéal type de leader est devenu ce personnage inventif, ouvert sur le monde, visionnaire et adaptable. Et on jugera à l’aune de ces critères le dirigeant de sa propre entreprise comme celui de celle qu’on imagine rejoindre.

Mais cette réalité doit être nuancée : quoi de commun en effet entre le « justicier » Emmanuel Faber, dont la fameuse vidéo à HEC sur la justice sociale a touché l’opinion la plus large en dépassant les 2 millions de vues (1,2 million de vues sur Facebook, plus de 650 000 sur YouTube, 100 000 partages sur les réseaux sociaux), le « financier » Patrick Drahi, qui adresse principalement les marchés, le « castagneur » Vincent Bolloré, qui dialogue avec les mêmes que le précédent mais sait aussi se coltiner l’interne, ou le « parrain » Emmanuel Besnier, qui se limite à couver sa tribu familiale ?

Peu de rapports, si ce n’est qu’avec ou contre leur gré ils touchent le public et présentent donc des risques comme des opportunités de réputation.

Afin de les classer de manière utile aux communicants, il faut combiner deux axes :

celui de l’attribution, qui classe l’association plus ou moins importante des patrons à leur(s) marque(s) ;
celui de l’ouverture, qui les organise selon l’importance relative qu’ils accordent aux logiques de marché ou de société. En première approximation, on définira la logique de marché comme celle qui privilégie la rentabilité financière et la logique de société comme celle qui valorise les externalités.

 

Lien faible avec la marque/logique de société faible : les actionnaires

Ils privilégient la logique de marché mais se « cachent » pour éviter les contraintes du rayonnement de la marque. Dans ce cas, le danger est parfois réputationnel (quand les journalistes les débusquent) mais aussi industriel. Pour une raison simple : si la responsabilité de la promesse de marque n’est pas fortement incarnée, l’entreprise prend souvent des risques inconsidérés (sécurité, environnement…). On pense ici à Emmanuel Besnier et au fragile Lactalis. Pour conjurer ces risques, il paraîtrait utile de s’inspirer de LVMH (avec Vuitton, notamment) ou de L’Oréal en séparant les fonctions d’actionnaire et de leader public.

Lien fort avec la marque/logique de société faible : les entrepreneurs

Ils privilégient l’entreprise et la logique de marché, mais sont fortement liés à leur(s) marque(s) et représentent un handicap réputationnel pour elle(s), nécessairement tirée(s) par la logique de société. Dans ce cas, le risque est avant tout commercial ; une partie des clients veulent savoir qui se cache derrière la marque, et n’y découvrir qu’un maximisateur de valeur n’est pas nécessairement attractif. La défaveur de l’opinion peut toutefois varier proportionnellement à la prise de risques perçue : on aime moins ceux qui font travailler l’argent des autres (Patrick Drahi) que ceux qui parient le leur (Vincent Bolloré). Pour éviter ces risques, la solution évidente est sans doute une meilleure prise en compte de la logique de société, pas à la périphérie du business (rachats/aides à la presse…) mais en son cœur, ou des évolutions de la gouvernance.

Il est difficile d’être friedmanien et en même temps marketeur.

Lien faible avec la marque/Logique de société forte : les communautaires

Ils sont absents. Qui connaît en effet les patrons de Décathlon, de Leroy Merlin, de Picard ou désormais de la Fnac. Ce sont des entreprises que leurs marques ont absorbées et qui ne parlent qu’à leurs clients. Regardez le compte Twitter de Décathlon : des offres, des promotions, des rencontres avec les clients. Pas de combat corporate, juste de la relation, au quotidien, avec les gentils membres. Le combat, c’est plutôt une affaire de Fondation. D’ailleurs, le projet est ici de « faire communauté » avec les clients, de développer au plus haut la co-construction et d’y impliquer les salariés.

La DRH d’une de ces enseignes me disait qu’un jour proche elle deviendrait directrice des Ressources (« humaines » lui paraissant se limiter aux frontières de l’entreprise), de toutes ces communautés internes/externes qui penseront les produits, le référencement, la distribution… Y a-t-il un risque pour elles ?

Sans doute l’angélisme – au sens de la désincarnation –, qui prive la marque d’une parole forte sur des thèmes extra-commerciaux. Moins utile quand tout va bien, plus quand une menace apparaît. Dans la démocratie d’opinion, il est sans doute utile d’avoir des promoteurs – des hommes qui relaient la vision et la mission de la marque – qui peuvent se muer en protecteurs en cas de crise.

Lien fort avec la marque/Logique de société forte : les changeurs

Ce sont sans doute les plus connus et souvent les plus réputés. Ils se servent de la logique de société exprimée par la marque pour faire bouger leur entreprise et leur marché. On retrouve dans cette catégorie Emmanuel Faber, Isabelle Kocher, Patrick Pouyanné. D’autres sont déjà parvenus à faire coïncider la marque et l’entreprise et sont davantage des porte-parole : Michel-Édouard Leclerc, Xavier Niel, Stéphane Richard. Si pour ces derniers le risque est une forme de conservatisme (il est plus difficile de changer un homme qu’une entreprise) ; les autres ont surtout à faire face au danger de découplage. Ils vont trop loin, trop vite, et les équipes rament ou tiennent un discours plus rassurant, donc décalé. Pour conjurer ce risque, la solution est de trouver les leviers qui permettent d’encapsuler la vision dans les profondeurs des fonctions et des business units. Pas de grande campagne pour la relayer, mais un travail de longue haleine, co-constructif, pour qu’elle pénètre les hommes et les marques.

Pour conclure, dans la démocratie d’opinion, le patron est indispensable. Il doit articuler les logiques de marché et de société, l’entreprise et la marque. Son exposition est une condition essentielle de la responsabilité vis-à-vis des parties prenantes et donc d’une gestion équilibrée de leurs intérêts.

Comme dans toute typologie, on a dressé des idéaux types. Certains patrons peuvent changer de case ou être à la croisée de certaines d’entre elles. Exemple : Carlos Ghosn. Un incontestable leader dont la réussite fait parfois rêver. Où le placer ? À vous de jouer…

Matrice logique de société sur attribution de la marque