• January 2018
  • Stanislas Haquet
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Le dernier numéro de Society fait sa couverture sur l’univers happytoyable des start-up (la couverture la plus LinkedIn du magazine depuis sa création selon Franck Annese; je le prends au mot). Le magazine décrit la manière dont le bonheur au travail constitue, dans beaucoup d’entreprises du monde digital, un graal. Il dépeint notamment avec mordant le quotidien des Chief Happiness Officers (CHO), qui œuvrent pour le ´bonheur’ des salariés à grand coup de fraises tagada, de soirées déjantées entre collègues et d’activités ludiques. Une vision du bonheur en entreprise dont l’angélisme ostentatoire commence à irriter voire à poser problème.

Le fake hapiness

Le bonheur n’est ni un devoir ni un impératif

La logique des CHO érige le bonheur non plus en état recherché par chaque individu mais en impératif collectif, en valeur d’entreprise que les salariés se doivent d’embrasser. Ne pas se sentir toujours pleinement heureux devrait au contraire être défendu comme un droit individuel élémentaire. A minima au même titre que le droit au bonheur.

 

L’effort peut rendre profondément heureux

Pour rendre le salarié heureux, donnons au travail le goût et l’odeur du loisir. Tel semble être le postulat du ‘CHO’. Un postulat qui va à l’encontre de ce qui constitue l’essence même du travail : l’effort. Ce que décrit bien dans l’article de Society l’économiste Dreide McCloskey : « Le concept de Chief Happiness Officer part déjà d’une confusion entre bonheur et plaisir1. Et pour les employeurs, cela revient à tromper les employés en leur faisant croire qu’ils sont heureux parce qu’ils s’amusent. » Avant d’ajouter un peu plus loin : « Je sais que mon travail implique une dose de souffrance, d’irritation, d’effort, que cela n’a rien à voir avec le fait de manger des glaces ou de jouer à des jeux vidéo mais que ça me rend heureuse. »

On ne peut qu’abonder : le bonheur se construit dans une logique d’accomplissement personnel ; le développement et le dépassement de soi en sont des ´forces motrices’ (comme le décrivait Kurt Goldstein psychiatre et précurseur de la neuropsychologie moderne) bien plus puissantes sur le long terme que l’amusement.

Pourquoi nier la variété et la puissance des émotions ?

En cherchant à imposer un bonheur simpliste comme valeur cardinale, le bonheur mode start-up cherche aussi à étouffer les émotions que les salariés peuvent ressentir. Les notions d’intelligence émotionnelle et d’empathie ne peuvent se développer. Elles sont même amenées à disparaître. Ce qui pourrait passer pour une tentative d’humanisation de l’entreprise constitue en réalité une négation simpliste de la notion même d’individu (nous sommes en grande partie ce que nos émotions font de nous) et de ce qui le rend unique dans sa complexité.

L’entreprise se prive par ailleurs de la capacité d’action positive que peuvent, si elles s’accompagnent d’une certaine intelligence émotionnelle, générer nos émotions ‘négatives’. Oui, la peur peut inhiber mais elle peut aussi nous pousser à renforcer notre vigilance. Oui, la colère et l’indignation peuvent être des ressorts ; oui, trois fois oui, le stress lorsque son niveau est raisonnable et qu’il est suffisamment maîtrisé est source de performance.

 

Du fake happiness à l’accomplissement personnel

La morale de l’histoire ? Si on peut voir de prime abord l’idéologie du bonheur en entreprise mode start-up et l’arrivée des CHO comme une tendance positive, on doit en fait la combattre dès lors qu’elle se confond avec celle de plaisir immédiat, superficiel et infantilisant, imposée de manière monolithique à tous. En niant la complexité de ce que nous sommes et de ce que nous ressentons, cette idéologie peut au final faire beaucoup plus de mal que de bien. À l’entreprise déjà. Mais aussi et surtout à ses salariés.

A contrario, d’autres démarches peuvent être explorées dans l’intérêt de tous :

  1. partager un purpose qui puisse faire sens pour chacun ; non pas en imposant une vision et une mission génériques et superficielles, mais en définissant ce qui rend l’organisation unique puis en amenant chaque collaborateur à s’interroger sur la manière dont il pourra y contribuer au mieux. Un moyen de redonner du sens au travail de chacun et de renforcer le sentiment d’être utile.
  2. écouter les collaborateurs, identifier différents profils et imaginer des solutions adaptées à chacun d’entre eux. Ce qui permet à certains de s’accomplir (plus d’autonomie par exemple) peut en effet ne pas du tout être adapté à d’autres (qui ont besoin de davantage d’encadrement pour reprendre l’exemple précédent). Un moyen de prendre en compte la complexité des individus.

Deux solutions parmi d’autres pour permettre de faire de l’entreprise un lieu (et un moyen) véritables d’accomplissement personnel !

Nb : Merci à Anne, Maud et Eric pour leur contribution à cette note ! 

 

1 Cette confusion entre plaisir et bonheur est développé dans un récent article du monde. « Pour le médecin américain Robert Lustig, cette quête du plaisir, fondée sur la dopamine, est l’ennemie du bonheur, qui dépend, lui, de la sérotonine. En savoir plus sur Le Monde