• November 2017
  • Eric Camel
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Récemment, j’entendais un dircom déclarer que la fameuse baisse d’attention — 12 secondes en 2000 vs 8 secondes en 2013 — qui situe désormais l’homme en dessous du poisson rouge ne concernait pas le temps de consultation des informations mais leur temps de sélection… d’où sa défense des formats longs. Citant les mêmes chiffres, certains experts du content marketing plaident pour le snacking…

On est allé à la source. D’où viennent ces chiffres ? D’une étude déjà ancienne : Attention spans, Consumer Insights, Microsoft Canada; Spring 2015 publiée au printemps 2015, dont la méthodologie est assez fruste — sondage quantitatif mené sur 2 000 Canadiens, recherches neurologiques conduites sur 112 Canadiens — et qui distingue trois types d’attentions :

1. L’attention soutenue : la capacité à rester concentré durant des périodes prolongées lors d’activités répétitives.

2. L’attention sélective : la capacité à éviter les distractions et à garder une bonne réactivité face à des stimulus concurrents.

3. L’attention en alternance : la capacité à faire alterner son attention entre des tâches nécessitant des aptitudes cognitives distinctes.

Les conclusions sont claires et nettes : l’attention soutenue baisse (en deçà de celle du fameux poisson rouge), l’attention sélective baisse (ou, plus exactement, ceux qui en sont « naturellement » dotés sont davantage tentés par le multitasking), et l’attention en alternance augmente d’autant plus que nous avons adopté la technologie de façon précoce, que nous naviguons souvent sur le web et que nous sommes adeptes du multi-écran.

Temps d'attention

En clair, plus notre vie gravite autour des technologies numériques, mieux nous savons mobiliser nos capacités cognitives. Bref, plus vous êtes client de Microsoft, plus vous êtes à l’aise sous l’eau, et agile à passer de l’émotion à la raison, du réflexe à la créativité.

Je me moque un peu, car cette étude, qui continue pourtant à être l’alpha et l’oméga du discours sur le contenu, est très largement réprouvée par les scientifiques et… le bon sens.

Ce que les scientifiques reprochent à cette étude, ce ne sont pas forcément ses conclusions (la technologie a sans doute des effets sur notre attention), mais sa non-scientificité ainsi que sa définition problématique de ce qu’est l’« attention ».

Sur le caractère non scientifique, l’étude n’est pas signée, pas davantage qu’elle n’est évaluée par des pairs (peer-reviewed).

De surcroît, la statistique la plus marquante et la plus commentée de cette étude — celle sur le temps d’attention humain comparé à celui d’un poisson (représentée dans le graphique ci-dessous) — n’est pas déterminée par l’étude elle-même… mais vient d’un site Internet (http://www.statisticbrain.com/attention-span-statistics) dont les sources sont hors de propos, voire contestables, comme l’explique très bien cet article sérieux et documenté : https://policyviz.com/2016/01/29/the-attention-span-statistic-fallacy/.

DONC, l’information reprise en masse par tous les médias vient d’une étude qui n’a pas servi à déterminer cette information et l’a « empruntée » à une autre source également non scientifique.

Sans compter qu’on est plus trop sûr du temps d’attention du poisson rouge Goldfish three-second memory myth busted, Anna Hipsley.

Mais le principal problème de l’étude de Microsoft est qu’elle ne définit jamais réellement ce qu’est le « temps d’attention ». C’est d’ailleurs un problème méthodologique qui concerne tout le monde du marketing. Exemple : on dit depuis longtemps que les vidéos ne doivent pas dépasser 2 minutes pour garder le spectateur. Et pourtant, au cinéma, la durée des blockbusters tend à s’allonger en moyenne !Comment expliquer que notre attention soit limitée à 8 secondes quand on est capable de s’enfermer dans une salle de cinéma pendant plus de 2 heures ? Idem pour les jeux vidéo, avec des gens capables de jouer des heures, voire des jours en continu.

Depuis longtemps, des études tentent de déterminer le temps idéal pour un contenu vidéo. Certaines (Goldfish three-second memory myth busted, Anna Hipsley) arrivent à des conclusions significatives : notamment que les Youtubeurs sont enclins à regarder des vidéos plus longues que les utilisateurs de Facebook. Problème : les utilisateurs de FB et de YT ne sont pas deux groupes d’individus distincts, nous sommes tous tantôt sur YouTube, tantôt sur Facebook.

La vraie conclusion pertinente serait plutôt : les temps d’attention sont différents sur Youtube et sur Facebook parce que les deux plateformes sont utilisées à des fins différentes. On cherche davantage à s’informer sur Youtube, ou du moins à approfondir des sujets qui nous intéressent ; alors que sur Facebook, on est dans du partage rapide et facile entre amis.

Finalement, toutes ces études peuvent être intéressantes si on essaye d’établir des stratégies de contenu adaptées à tel ou tel espace/public. Mais elles ne disent absolument rien du temps d’attention humain en général. Pourquoi notre temps d’attention n’est-il pas le même dans une salle de classe, dans une salle de cinéma, sur Facebook, sur YouTube, sur le site du New York Times…?

Car la capacité d’attention est relative :

· au contexte et au moment de la consultation ;

· au fait d’avoir ou non recherché soi-même le contenu ;

· à notre intérêt a priori pour le sujet ;

· à l’acuité du besoin auquel répond le contenu ;

· à l’urgence et à l’importance de l’action qu’il doit servir.

Les études scientifiques récentes montrent en effet qu’une approche adaptée peut utilement activer l’attention (elle ne dépend donc pas de l’audience) (The Science of Attention: How To Capture And Hold The Attention of Easily Distracted Students, Saga Briggs ) et surtout que le vrai sujet n’est pas celui de l’attention mais celui du degré de priorité qu’accordent les publics à vos sujets (E-Learning and the Science of Instruction: Proven Guidelines for Consumers and Designers of Multimedia Learning, Ruth C. Clark et Richard E. Mayer). En d’autres termes : pour obtenir de l’engagement, vous devez comprendre les priorités de vos publics.

Par exemple, dites à des étudiants qu’ils seront interrogés sur la vidéo que vous allez leur diffuser, ils y prêteront une attention très soutenue. Parce qu’ils ont accordé une priorité maximale à la nécessité d’être attentif à cette vidéo. Si un événement survient lors de sa diffusion, les étudiants y accorderont leur attention seulement si cet événement est jugé plus important (un accident par exemple).

Conclusion : si on perd l’attention d’une personne, c’est parce que le contenu qu’on lui propose n’est plus en tête dans la hiérarchie de ses priorités. La défaillance n’est pas celle du temps d’attention : c’est celle de notre capacité à bien communiquer. Comme l’explique Jean-Pierre Beaudoin dans son dernier ouvrage Des pouvoirs de l’opinion : «L’entreprise doit d’abord raisonner sa communication en fonction de la pertinence de celle-ci pour ses publics, plutôt que de la pertinence des publics pour ses propres objectifs. »